17/04/2025 les-crises.fr  72min #275184

 New York Times : Les Usa dirigent toutes les opérations en Ukraine

L'histoire secrète de la guerre en Ukraine : le rôle caché de l'Amérique dans les opérations militaires ukrainiennes contre les armées d'invasion russes

Voici l'histoire inédite du rôle caché de l'Amérique dans les opérations militaires ukrainiennes contre les armées d'invasion russes.

Source :  The New York Times, Adam Entous

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Dans les premiers jours qui ont suivi l'entrée des armées russes en Ukraine, deux généraux ukrainiens sont partis de Kiev sous couverture diplomatique pour une mission secrète. Depuis la garnison militaire américaine de Wiesbaden, en Allemagne, les deux hommes scellent un partenariat qui entraînera l'Amérique dans la guerre bien plus intimement qu'on ne le pensait jusqu'à présent. Pendant plus d'un an, Adam Entous a mené plus de 300 entretiens avec des responsables gouvernementaux, militaires et des services de renseignement en Ukraine, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Pologne, en Belgique, en Lettonie, en Lituanie, en Estonie et en Turquie.

Un matin de printemps, deux mois après l'invasion de l'Ukraine par les armées de Vladimir Poutine, un convoi de voitures banalisées s'est glissé au coin d'une rue de Kiev et a embarqué deux hommes d'âge moyen habillés en civil. Quittant la ville, le convoi - encadré par de commandos britanniques, sans uniforme mais lourdement armés - a parcouru 650 km vers l'ouest, jusqu'à la frontière polonaise. La traversée s'est faite sans encombre, sur présentation de passeports diplomatiques. Ils ont ensuite atteint l'aéroport de Rzeszów-Jasionka, où un avion cargo C-130 attendait, turbines au ralenti.

Les passagers étaient des généraux ukrainiens de haut rang. Leur destination était la Clay Kaserne, le quartier général de l'armée américaine pour l'Europe et l'Afrique à Wiesbaden, en Allemagne. Leur mission était d'aider à forger ce qui allait devenir l'un des secrets les mieux gardés de la guerre en Ukraine. L'un d'entre eux, le lieutenant-général Mykhaylo Zabrodskyi, se souvient d'avoir été conduit par une série de marches jusqu'à une passerelle surplombant la grande salle voûtée de l'auditorium Tony Bass de la garnison. Avant la guerre, c'était un gymnase, utilisé pour toutes sortes de réunions, les représentations de l'orchestre de l'armée et les Pinewood derbies des louveteaux. De là, le général Zabrodskyi pouvait voir les officiers des pays de la coalition qui, dans un dédale de cabines de fortune, organisaient les premières livraisons occidentales de batteries d'artillerie M777 et d'obus de 155 millimètres à destination de l'Ukraine. Il a ensuite été conduit dans le bureau du lieutenant-général Christopher T. Donahue, commandant du 18e corps aéroporté, qui lui a proposé un partenariat.

Ce partenariat en matière de renseignement, de stratégie, de planification et de technologie, dont l'évolution et le fonctionnement interne n'étaient connus que d'un petit cercle de responsables américains et alliés, allait devenir l'arme secrète de ce que l'administration Biden a présenté comme son effort pour sauver l'Ukraine et protéger l'ordre menacé de l'après-Seconde Guerre mondiale.

Aujourd'hui, cet ordre - ainsi que la défense par l'Ukraine de son territoire - est sur le fil du rasoir, alors que le président Trump cherche à se rapprocher de Poutine et s'engage à mettre un terme à la guerre. Pour les Ukrainiens, les augures ne sont pas encourageants. Dans la lutte des grandes puissances pour la sécurité et l'influence après l'effondrement de l'Union soviétique, l'Ukraine nouvellement indépendante était devenue la nation centrale, son attirance pour l'ouest étant de plus en plus redouté par Moscou. Aujourd'hui, alors que les négociations ont commencé, le président américain a accusé sans fondement les Ukrainiens d'avoir déclenché la guerre, a fait pression pour qu'ils renoncent à une grande partie de leurs richesses minières et leur a demandé d'accepter un cessez-le-feu sans promesse de garanties de sécurité américaines précises - une paix dont la pérennité n'est pas assurée.

Trump a déjà commencé à mettre fin à certains des aspects du partenariat scellé à Wiesbaden ce jour-là, au printemps 2022. Retracer son histoire, c'est aussi mieux comprendre comment les Ukrainiens ont pu survivre pendant trois longues années de guerre, face à un ennemi bien plus imposant et bien plus puissant. C'est aussi voir, par le petit trou de la serrure, comment la guerre en est arrivée à la situation fragile d'aujourd'hui.

Dans une transparence remarquable, le Pentagone a rendu public un inventaire des 66,5 milliards de dollars d'armement fournis à l'Ukraine, qui dans sa dernière version compte plus d'un demi-milliard de munitions pour des armes de petit calibre et des grenades, 10 000 systèmes anti-blindés Javelin, 3 000 boucliers anti-missiles Stinger, 272 obusiers, 76 chars, 40 lance-roquettes multiples montés sur camion, 20 hélicoptères de type Mi-17 et trois batteries de défense anti-aérienne Patriot.

Cependant une enquête du New York Times révèle que l'Amérique a été mêlée à la guerre bien plus intimement et largement qu'on ne le pensait jusqu'à présent. À des moments critiques, ce partenariat a constitué l'épine dorsale des opérations militaires ukrainiennes qui, selon les estimations américaines, ont tué ou blessé plus de 700 000 soldats russes (l'Ukraine de son côté n'en reconnaît que 435 000). Les officiers américains et ukrainiens ont planifié les contre-offensives de Kiev en travaillant côte à côte depuis le centre de commandement de la mission de Wiesbaden. Un vaste effort de collecte de renseignements par les américains a permis tout à la fois d'orienter la stratégie globale de la bataille et de transmettre des informations de ciblage précises à destination des soldats ukrainiens sur le terrain.

Un des chefs des services de renseignement européens s'est rappelé avoir été surpris d'apprendre à quel point ses homologues de l'OTAN étaient impliqués dans les opérations ukrainiennes. « Ils font désormais partie de la chaîne d'exécution », a-t-il déclaré.

L'idée directrice du partenariat était que cette coopération étroite pourrait permettre aux Ukrainiens d'accomplir l'exploit le plus improbable : porter un coup fatal à l'envahisseur russe. Et lors des premières phases de la guerre, grâce à la bravoure et à la dextérité des Ukrainiens, mais aussi à l'incompétence des Russes, le succès des frappes successives a montré que cette ambition était de plus en plus à leur portée.

Un des premiers résultats de ce plan a été une campagne contre l'un des groupements tactiques russes les plus redoutés, la 58e Armée combinée. Au milieu de l'année 2022, grâce aux renseignements et aux informations de ciblage américains, les Ukrainiens ont déclenché un barrage de roquettes sur le quartier général de la 58e dans la région de Kherson, tuant les généraux et les officiers d'état-major qui s'y trouvaient. À plusieurs reprises, la 58e a établi son QG à un autre endroit. A chaque fois, les Américains l'ont trouvé et les Ukrainiens l'ont détruit.

Plus au sud, les parties prenantes du partenariat ont jeté leur dévolu sur le port de Sébastopol, en Crimée, alors que la flotte russe de la mer Noire avait chargé sur ses navires de guerre et ses sous-marins des missiles pour s'attaquer à l'Ukraine. Au plus fort de la contre-offensive ukrainienne de 2022, un essaim de drones navals a attaqué le port avant l'aube, avec le soutien de la CIA, endommageant plusieurs navires de guerre et obligeant les Russes à commencer leur retrait.

Mais en fin de compte, le partenariat s'est tendu - et l'arc de la guerre s'est modifié - sur fond de rivalités, de ressentiments, d'impératifs divergents et d'agendas.

Les Ukrainiens considéraient parfois les Américains comme autoritaires et omniprésents - le prototype de l'Américain condescendant. Les Américains ne comprenaient pas toujours pourquoi les Ukrainiens ne se contentaient pas de simplement accepter leurs bons conseils.

Là où les Américains se concentraient sur des objectifs calculés et réalisables, ils voyaient les Ukrainiens comme étant constamment à la recherche d'une grande victoire, d'un coup brillant et prestigieux. De leur côté, les Ukrainiens estimaient souvent que les Américains les empêchaient d'avancer. Les Ukrainiens souhaitaient remporter la guerre sur le champ. Même s'ils partageaient cet espoir, de leur côté, les Américains cherchaient à s'assurer que les Ukrainiens ne perdent pas la guerre.

Au fur et à mesure que les Ukrainiens gagnaient en autonomie dans le cadre du partenariat, ils gardaient de plus en plus le secret sur leurs intentions. La colère des Ukrainiens n'a cessé de croître parce que les Américains ne pouvaient pas, ou ne voulaient pas, leur fournir toutes les armes et autres équipements qu'ils désiraient. Les Américains, quant à eux, étaient irrités par ce qu'ils considéraient comme des exigences déraisonnables de la part des Ukrainiens et par leur réticence à prendre des mesures politiquement risquées pour renforcer des forces largement inférieures en nombre.

Sur le plan tactique, le partenariat a permis de remporter triomphe sur triomphe. Pourtant, au moment sans doute le plus crucial de la guerre - à la mi-2023, alors que les Ukrainiens préparaient une contre-offensive pour créer un élan victorieux après les succès de la première année - la stratégie élaborée à Wiesbaden a été victime de la politique intérieure conflictuelle de l'Ukraine : le président, Volodymyr Zelensky s'opposant à son commandant en chef (et rival électoral potentiel), et le commandant en chef s'opposant à son subordonné entêté. Lorsque Zelensky s'est rangé du côté du subordonné, les Ukrainiens ont engagé d'immenses quantités d'hommes et de ressources dans une campagne finalement vaine pour reprendre la ville dévastée de Bakhmut. En l'espace de quelques mois, la contre-offensive s'est soldée par un échec cuisant.

Le partenariat a fonctionné dans l'ombre de la crainte géopolitique la plus aigue, celle que Poutine considère cela comme une violation de la ligne rouge en terme d'engagement militaire et qu'il mette à exécution ses menaces nucléaires souvent brandies. L'histoire du partenariat montre à quel point les Américains et leurs alliés ont été parfois très proches de cette ligne rouge, comment des événements de plus en plus graves les ont contraints - trop lentement, au goût de certains - à faire avancer cette ligne vers des terrains plus périlleux et comment ils ont soigneusement élaboré des protocoles pour en rester du côté sûr.

À maintes reprises, l'administration Biden a autorisé des opérations clandestines qu'elle avait auparavant interdites. Des conseillers militaires américains ont été envoyés à Kiev, puis autorisés à se rendre au plus près des combats. Des officiers militaires et des membres de la CIA ont, à Wiesbaden, contribué à l'élaboration et au soutien d'une campagne de frappes ukrainiennes en Crimée, territoire annexé par la Russie. Enfin, l'armée, puis la CIA, ont reçu le feu vert pour des frappes ciblées à l'intérieur même de la Russie.

D'une certaine manière, l'Ukraine a été, sur un plan plus large, un remake de la longue histoire des guerres par procuration entre les États-Unis et la Russie - le Vietnam dans les années 1960, l'Afghanistan dans les années 1980, la Syrie trois décennies plus tard.

Il s'agissait également d'une expérimentation grandeur nature en matière de combat de guerre, laquelle non seulement aiderait les Ukrainiens, mais donnerait aux Américains des enseignements pour tout conflit futur.

Pendant leurs guerres contre les talibans et Al-Qaïda en Afghanistan puis contre l'État islamique en Irak et en Syrie, les forces américaines ont mené leurs propres opérations au sol et soutenu celles de leurs partenaires locaux. En Ukraine, en revanche, l'armée américaine n'a pas été autorisée à déployer ses propres soldats sur le champ de bataille et a dû apporter son aide à distance.

Le ciblage de précision mis au point contre les groupes terroristes serait-il efficace dans un conflit avec l'une des armées les plus puissantes du monde ? Les artilleurs ukrainiens pointeraient-ils sans hésitation leurs obusiers sur des coordonnées envoyées par des officiers américains depuis un quartier général situé à 2 000 km de là ? Les chefs de guerre ukrainiens, sur la base de renseignements relayés par une voix américaine anonyme lançant : « Il n'y a personne là-bas - allez-y », donneraient-il l'ordre à des fantassins de pénétrer dans un village situé derrière les lignes ennemies ?

Les réponses à ces questions - en vérité, toute la chronologie du partenariat - devaient dépendre de la confiance que les officiers américains et ukrainiens seraient à même de s'accorder.

« Je ne vous mentirai jamais. Si vous me mentez, c'en est fini de nous », le général Zabrodskyi se souvient de ces mots du général Donahue lors de leur première rencontre. Le général Ukrainien lui a répondu : « Je pense tout à fait comme vous. »

Première partie : Instaurer la confiance - et une machine à tuer

À la mi-avril 2022, environ deux semaines avant la réunion de Wiesbaden, des officiers des marines américaine et ukrainienne étaient en train d'échanger des renseignements lors d'une conversation de routine, lorsqu'un événement inattendu est apparu sur leurs écrans radar. Selon un ancien officier supérieur de l'armée américaine, « les Américains ont dit : « Oh, mais c'est le Moskva !  » Les Ukrainiens ont répliqué :  » Oh mon Dieu. Un grand merci. Bye. »

Le Moskva était le navire amiral de la flotte russe de la mer Noire. Les Ukrainiens l'ont coulé.

Note sur les sources d'information :
Pendant plus d'un an, Adam Entous a mené plus de 300 entretiens avec d'anciens et d'actuels responsables politiques, des fonctionnaires du Pentagone, des responsables du renseignement et des officiers militaires en Ukraine, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans un certain nombre d'autres pays européens. Si certains ont accepté de s'exprimer officiellement, la plupart ont demandé à ce que leur nom ne soit pas mentionné afin de pouvoir évoquer les opérations militaires et les renseignement sensibles.

Le naufrage a été un véritable triomphe - une démonstration de l'habileté ukrainienne et de l'incompétence russe. Mais cet épisode reflétait également le manque de cohésion dans les relations entre l'Ukraine et les États-Unis au cours des premières semaines de la guerre.

Du côté Américain, il y avait une réelle colère, parce que les Ukrainiens n'avaient pas donné la moindre alerte. Il y avait de la surprise, en constatant que l'Ukraine possédait des missiles capables d'atteindre le navire, et finalement de la panique, parce que l'administration Biden n'avait aucunement l'intention d'autoriser les Ukrainiens à s'attaquer un symbole aussi puissant de la puissance russe.

Les Ukrainiens, quant à eux, étaient animés d'un scepticisme profondément ancré.

Leur guerre, telle qu'ils la voyaient, a commencé en 2014, lorsque Poutine s'est emparé de la Crimée et a fomenté des rébellions séparatistes dans l'est de l'Ukraine. Le président Barack Obama avait condamné cette prise et imposé des sanctions à la Russie. Mais, craignant que l'implication américaine ne provoque une invasion à grande échelle, il n'avait autorisé qu'un partage strictement limité en matière de renseignements et rejeté tout appel à l'utilisation d'armes défensives. « Les couvertures et les lunettes de vision nocturne c'est important, mais on ne peut pas gagner une guerre avec des couvertures », s'est plaint le président ukrainien de l'époque, Petro O. Porochenko. Obama a fini par assouplir quelque peu ces règles concernant le renseignement, et Trump, au cours de son premier mandat, les a encore assouplies fournisssant aux Ukrainiens leurs premiers Javelin antichars.

Puis, dans les jours qui ont précédé l'invasion russe du 24 février 2022, l'administration Biden a fermé l'ambassade de Kiev et évacué tout le personnel militaire du pays. (Une petite équipe d'officiers de la CIA a été autorisée à rester). C'est ce que les Ukrainiens ont constaté, un officier de l'armée américaine a expliqué : « Nous leur avons dit : Les Russes arrivent - à la prochaine. »

Lorsque les généraux américains ont proposé leur aide après l'invasion, ils se sont heurtés à un mur de défiance. « C'est nous qui combattons les Russes. Pas vous. Pourquoi devrions-nous vous écouter ? » Voilà exactement ce qu'a dit aux Américains le commandant des forces terrestres ukrainiennes, le général Oleksandr Syrsky, la première fois qu'ils se sont rencontrés.

Il s'est rapidement ravisé : les Américains pouvaient fournir le type de renseignements de champ de bataille que ses équipes ne pourraient jamais obtenir.

Lors de ces premiers jours, cela voulait dire que le général Donahue et quelques uns de ses assistants, avec pour seul outil leurs téléphones, transmettaient des informations sur les mouvements des troupes russes au général Syrsky et à son état-major. Cependant, même cet arrangement ad hoc a touché un nerf sensible éveillant une rivalité au sein de l'armée ukrainienne, entre le général Syrsky et son patron, le commandant des forces armées, le général Valery Zaluzhny. Pour les fidèles de Zaluzhny, le général Syrsky se servait déjà de cette relation pour prendre l'avantage.

Les relations tendues du général Zaluzhny avec son homologue américain, le général Mark A. Milley, chef de l'état-major interarmées, ont encore compliqué les choses.

Lors de conversations téléphoniques, le général Milley pouvait bien remettre en question les demandes d'équipement des Ukrainiens. Il pouvait bien donner des conseils concernant le champ de bataille en se basant sur les renseignements fournis par satellite sur l'écran de son bureau au Pentagone. Et puis tout d'un coup, il y avait un silence gênant, et puis le général Zaluzhny coupait court à la conversation. Parfois, il ne prenait tout simplement pas les appels des Américains.

Pour qu'ils continuent à se parler, le Pentagone a mis en place une chaîne élaborée de circuit téléphonique : un collaborateur de Milley appelait le général de division David S. Baldwin, commandant de la Garde nationale de Californie, qui appelait un riche fabricant de dirigeables de Los Angeles, Igor Pasternak, qui avait grandi à Lviv avec Oleksii Reznikov, alors ministre de la Défense de l'Ukraine. Reznikov localisait le général Zaluzhny et lui disait, c'est du moins ce que raconte le général Baldwin : « Je sais que vous en voulez à Milley, mais il faut que vous l'appeliez. »

Cette alliance hétéroclite s'est transformée en partenariat au fil d'une cascade d'événements rapides.

En mars, alors que leur assaut sur Kiev piétinait, les Russes ont réorienté leurs ambitions et revu leur plan de guerre en envoyant des forces supplémentaires à l'est et au sud - un exploit logistique dont les Américains pensaient qu'il prendrait des mois. Cela a pris deux semaines et demie.

À moins que la coalition ne réoriente ses propres ambitions, le général Donahue et le commandant de l'armée américaine pour l'Europe et l'Afrique, le général Christopher G. Cavoli, en ont conclu que les Ukrainiens, désespérément dépassés en nombre et en armement, perdraient la guerre. En d'autres termes, la coalition devrait commencer à fournir des armes offensives lourdes - des batteries d'artillerie M777 et des obus.

L'administration Biden avait déjà organisé des livraisons d'urgence d'armes anti-aériennes et anti-chars. Les M777 représentaient une toute autre chose - le premier grand saut dans le soutien à une guerre terrestre majeure.

Le secrétaire à la Défense, Lloyd J. Austin III, et le général Milley avaient chargé le 18e Régiment aéroporté de livrer les armes et de conseiller les Ukrainiens sur la manière de les utiliser. Lorsque le président Joseph R. Biden Jr. s'est engagé à fournir des M777, l'auditorium Tony Bass est devenu un véritable quartier général.

Un général polonais est devenu l'adjoint du général Donahue. Un général britannique allait gérer le centre logistique situé sur l'ancien terrain de basket. Un Canadien superviserait l'entraînement.

Le sous-sol de l'auditorium est devenu ce que l'on appelle un chaudron de fusion, fournissant des renseignements sur les positions, les mouvements et les intentions des Russes sur le champ de bataille. Selon les responsables du renseignement, des officiers de la Central Intelligence Agency, de la National Security Agency, de la Defense Intelligence Agency et de la National Geospatial-Intelligence Agency y ont été rejoints par des officiers du renseignement des partenaires de la coalition.

Le 18e Corps aéroporté est connu sous le nom de Dragon Corps. La nouvelle opération s'appellerait donc Task Force Dragon. Pour réunir les pièces du puzzle, il ne manquait plus que le haut commandement ukrainien qui était réticent.

Lors d'une conférence internationale organisée le 26 avril sur la base aérienne de Ramstein, en Allemagne, le général Milley a présenté Reznikov et un adjoint de Zaluzhny aux généraux Cavoli et Donahue. « Voilà vos gars », leur a dit le général Milley, avant d'ajouter : « Vous devez travailler avec eux. Ils vont vous aider. »

Des liens de confiance se sont tissés. Reznikov a accepté de parler au général Zaluzhny. De retour à Kiev, il a déclaré « Nous avons organisé la composition d'une délégation » pour Wiesbaden. « Et c'est comme ça que tout a commencé. »

Au cœur de ce partenariat se trouvaient deux généraux : l'Ukrainien Zabrodskyi et l'Américain Donahue.

Le général Zabrodskyi devait être le principal contact ukrainien de Wiesbaden, bien qu'à titre officieux, puisqu'il siègeait au parlement. Pour le reste, il était tout à fait indiqué.

Comme beaucoup de ses contemporains dans l'armée ukrainienne, le général Zabrodskyi connaissait bien l'ennemi. Dans les années 1990, il avait fréquenté l'académie militaire de Saint-Pétersbourg et servi pendant cinq ans dans l'armée russe.

Il connaissait également les Américains : de 2005 à 2006, il avait étudié au Collège de commandement et d'état-major de l'armée de Terre à Fort Leavenworth (Kansas). Huit ans plus tard, le général Zabrodskyi avait mené une mission périlleuse derrière les lignes soutenues par les Russes dans l'est de l'Ukraine, s'inspirant en partie d'une mission qu'il avait étudiée à Fort Leavenworth : la célèbre mission de reconnaissance du général confédéré J. E. B. Stuart à proximité de l'armée du Potomac du général George B. McClellan. Cela lui a valu d'être remarqué par des personnes influentes au Pentagone, qui voyaient en lui le genre de leader avec lequel elles pouvaient coopérer.

Le général Zabrodskyi se souvient de son premier jour à Wiesbaden : « Ma mission était de découvrir qui était ce général Donahue ? Quelle était son pouvoir ? Que pouvait-il faire pour nous ? »

Le général Donahue était une star dans le monde clandestin des forces spéciales. Aux côtés des équipes de tueurs de la CIA et de partenaires locaux, il avait traqué des chefs terroristes dans les coulisses de l'Irak, de la Syrie, de la Libye et de l'Afghanistan. En tant que chef de la force d'élite Delta, il avait contribué à établir un partenariat avec les combattants kurdes pour lutter contre l'État islamique en Syrie. Le général Cavoli l'a un jour comparé à « un héros de bande dessinée. »

Il a ensuite montré au général Zabrodskyi et à son compagnon de voyage, le général de division Oleksandr Kyrylenko, une carte de l'est et du sud assiégés de leur pays, où les forces russes éclipsaient les leurs. Invoquant leur cri de guerre « Gloire à l'Ukraine », il a lancé le défi suivant : « Vous pouvez Slava Ukraini autant que vous voulez avec d'autres gens. Je me fiche de votre courage. Regardez les chiffres. » Le général Zabrodskyi se souvient que Donahue leur a ensuite présenté un plan visant à prendre l'avantage sur le champ de bataille dès l'automne.

La première étape était en cours : former les artilleurs ukrainiens à leurs nouveaux M777. La Task Force Dragon devait ensuite les aider à utiliser ces armes pour stopper l'avancée russe. Ensuite, les Ukrainiens devraient organiser une contre-offensive.

Le soir même, le général Zabrodskyi écrivait à ses supérieurs à Kiev.

« Vous savez, beaucoup de pays veulent soutenir l'Ukraine », se souvient-il. Mais « il fallait que quelqu'un soit le coordinateur, qu'il organise tout, qu'il résolve les problèmes actuels et qu'il détermine ce dont nous aurons besoin à l'avenir. J'ai dit au commandant en chef : Nous avons trouvé notre partenaire. »

Très rapidement, les Ukrainiens, une vingtaine au total - officiers de renseignement, planificateurs opérationnels, spécialistes des communications et du contrôle des tirs - ont commencé à arriver à Wiesbaden. Chaque matin, se souviennent les officiers, les Ukrainiens et les Américains se réunissaient pour évaluer les systèmes d'armes et les forces terrestres russes, et déterminer les cibles les plus pertinentes et les plus rentables. Les listes de priorités étaient ensuite transmises au centre de fusion des renseignements, où les officiers analysaient les flux de données pour localiser les cibles.

Au sein du Commandement européen des États-Unis, ce processus a donné lieu à un débat linguistique intéressant mais délicat : compte tenu du caractère complexe de la mission, était-il indûment provocateur de qualifier de « cibles » des cibles ?

Certains officiers pensaient que le terme « cibles » était approprié. D'autres les appelaient « informateurs », parce que les Russes se déplaçaient souvent et les informations devaient être vérifiées sur le terrain.

Le débat a été tranché par le général de division Timothy D. Brown, chef des services de renseignement du Commandement européen : les emplacements des forces russes seraient des « points d'intérêt ». Les renseignements sur les menaces aériennes seraient des « pistes d'intérêt. »

« Si jamais on vous pose un jour la question  » Avez-vous transmis une cible aux Ukrainiens ? «, alors, sans mentir vous pourrez tout à fait répondre  :  » Non  » » a expliqué un responsable américain.

Chaque point d'intérêt devrait répondre à des règles de partage de renseignements conçues pour réduire le risque de représailles russes contre les partenaires de l'OTAN.

Il n'y aurait aucun « point d'intérêt » sur le sol russe. Si les commandants ukrainiens voulaient frapper à l'intérieur de la Russie, a expliqué le général Zabrodskyi, ils devraient utiliser leurs propres services de renseignement et des armes produites dans leur pays. « Notre message aux Russes était le suivant  » Cette guerre doit être menée à l'intérieur de l'Ukraine  » » a déclaré un haut fonctionnaire américain.

La Maison Blanche a également interdit le partage de renseignements concernant la localisation de dirigeants russes « stratégiques », comme le chef des forces armées, le général Valery Gerasimov. « Imaginez ce que cela représenterait pour nous si nous savions que les Russes ont aidé un autre pays à assassiner notre chef », a déclaré un autre haut fonctionnaire américain. « Genre, nous entrerions en guerre ». De même, la Task Force Dragon ne devait pas partager les renseignements permettant d'identifier les lieux où se trouvaient des individus russes.

En vertu de ce système, la Task Force Dragon indiquait aux Ukrainiens où les Russes étaient positionnés. Mais pour protéger les sources et les méthodes de renseignement vis à vis des espions russes, elle ne disait pas comment elle savait ce qu'elle savait. Tout ce que les Ukrainiens verraient sur un « cloud » sécurisé serait des lignes de coordonnées, divisées en dossiers - Priorité 1, Priorité 2 et ainsi de suite. Le général Zabrodskyi se souvient que lorsque les Ukrainiens demandaient pourquoi ils devraient faire confiance aux renseignements, le général Donahue répondait : « Ne vous préoccupez pas de savoir comment nous l'avons découvert. Soyez simplement assurés que lorsque vous tirerez, la cible sera touchée, et que le résultat vous plaira, et si vous n'aimez pas le résultat, dites-le nous, nous ferons mieux. »

Le système a été mis en service en mai. La première cible était un véhicule blindé équipé d'un radar, connu sous le nom de Zoopark, que les Russes pouvaient utiliser pour trouver des systèmes d'armes tels que les M777 des Ukrainiens. Le centre de fusion a trouvé un Zoopark près de Donetsk, ville occupée par les Russes, dans l'est de l'Ukraine.

Les Ukrainiens ont tendu un piège : ils commenceraient par tirer en direction des lignes russes. Lorsque les Russes actionneraient le Zoopark pour repérer les tirs entrants, le centre de fusion indiquerait les coordonnées du Zoopark pour lancer la frappe.

Le jour dit, raconte le général Zabrodskyi, le général Donahue a appelé le commandant du bataillon pour l'encourager : « Tu vas bien ? » a-til demandé. « Je me sens vraiment bien » a répondu l'Ukrainien. Le général Donahue a alors vérifié l'imagerie satellite pour s'assurer que la cible et le M777 étaient correctement positionnés. Ce n'est qu'à ce moment-là que l'artilleur a ouvert le feu, détruisant le Zoopark. «Tout le monde s'est écrié « On peut le faire !  » », se souvient un responsable américain.

Mais il restait une question cruciale : après avoir réussi contre une cible unique et immobile, les partenaires pourraient-ils déployer ce système contre des cibles multiples dans le cadre d'une bataille dynamique majeure ?

Il s'agirait de la bataille en cours au nord de Donetsk, à Sievierodonetsk, où les Russes espéraient mettre en place un ponton-passerelle pour traverser la rivière, afin de pouvoir encercler et faire tomber la ville. Le général Zabrodskyi l'a qualifiée de « sacrée bonne cible. »

L'engagement qui s'en est suivi est largement rapporté comme une première et importante victoire ukrainienne. Les pontons-passerelles sont devenus des pièges mortels. Au moins 400 Russes ont été tués, selon les estimations ukrainiennes. Le fait que les Américains avaient fourni les « points d'intérêt » permettant de contrecarrer l'assaut russe a été passé sous silence.

Au cours de ces premiers mois, les combats ont été largement concentrés dans l'est de l'Ukraine. Mais les services de renseignement américains suivaient également les mouvements russes dans le sud, en particulier un important regroupement de troupes près de la grande ville de Kherson. Rapidement, plusieurs équipages de M777 devaient être redéployés et la Task Force Dragon a commencé à fournir les « points d'intérêt » permettant de frapper les positions russes.

Avec la pratique, la Task Force Dragon a produit des points d'intérêt plus rapidement, et les Ukrainiens ont tiré sur ceux-ci plus rapidement. Plus ils démontraient leur efficacité en utilisant des M777 et systèmes similaires, plus la coalition en envoyait d'autres - que Wiesbaden fournissait avec toujours plus de points d'intérêt.

« Vous savez quand nous avons commencé à y croire ? » se souvient le général Zabrodskyi. Lorsque Donahue nous a dit : « Voici une liste de positions. » Nous avons vérifié la liste et nous avons dit : « Ces 100 positions c'est bien, mais nous avons besoin de 50 autres. Et ils nous ont envoyé les 50 autres. »

Les M777 sont devenus les chevaux de bataille de l'armée ukrainienne. Mais comme généralement ils ne pouvaient pas lancer leurs obus de 155 millimètres à plus de 25 km, ils ne faisaient pas le poids face à l'immense supériorité des Russes en termes d'effectifs et d'équipements.

Afin de compenser ce déséquilibre et pour donner aux Ukrainiens un avantage en terme de précision, vitesse et portée, les généraux Cavoli et Donahue ont rapidement proposé un bond beaucoup plus important : fournir des systèmes de roquettes d'artillerie à haute mobilité, connus sous le nom de HIMARS, qui utilisent des roquettes guidées par satellite pour effectuer des frappes à des distances pouvant aller jusqu'à 80 km.

Le débat qui suit reflète l'évolution de la pensée américaine.

Les responsables du Pentagone se sont montrés réticents, peu enclins à épuiser les stocks limités le l'armée concernant les HIMARS. Mais en mai, le général Cavoli s'est rendu à Washington et a présenté des arguments qui les ont finalement convaincus.

Celeste Wallander, alors secrétaire adjointe à la Défense pour les affaires de sécurité internationale, se souvient : « Milley disait toujours « Vous avez une petite armée russe qui combat une grande armée russe, et ils se battent de la même manière, et les Ukrainiens ne gagneront jamais » ». L'argument du général Cavoli, a-t-elle ajouté, était qu' « avec les HIMARS, ils peuvent se battre comme nous, et c'est comme cela qu'ils commenceront à battre les Russes. »

À la Maison-Blanche, Biden et ses conseillers ont opposé ce raisonnement à la crainte qu'en bousculant les Russes, on ne fasse paniquer Poutine et qu'on élargisse le champ de la guerre. Lorsque les généraux ont demandé des HIMARS, se souvient un responsable, on avait l'impression d'être « sur le fil du rasoir, se demandant si, en faisant un pas en avant, on allait déclencher la Troisième Guerre mondiale. » Et lorsque la Maison Blanche a fait ce pas en avant, a-t-il ajouté, la Task Force Dragon est devenue « le back office de la guerre. »

Wiesbaden devait superviser chaque frappe HIMARS. Le général Donahue et ses collaborateurs devaient étudier les listes de cibles des Ukrainiens et les conseiller sur le positionnement de leurs lanceurs et le choix du moment de leurs frappes. Les Ukrainiens ne devaient utiliser que les coordonnées fournies par les Américains. Pour tirer une ogive, les opérateurs HIMARS avaient besoin d'une carte-clé électronique spéciale, que les Américains pouvaient désactiver à tout moment.

Les frappes HIMARS qui ont fait au moins 100 morts ou blessés parmi les Russes se sont répétées presque chaque semaine. Les forces russes étaient complètement abasourdies et déboussolées. Leur moral s'est effondré et, avec lui, leur volonté de se battre. Selon un responsable américain, l'arsenal en HIMARS est passé de 8 à 38 et les attaquants ukrainiens ont gagné en compétence, ce qui a multiplié par cinq le nombre de victimes.

« Nous sommes devenus une petite partie, peut-être pas la meilleure, mais une petite partie, de votre système » a expliqué le général Zabrodskyi, avant d'ajouter : « La plupart des États ont agi de la sorte sur une période de 10, 20 ou 30 ans. Nous avons été contraints de le faire en quelques semaines. »

Ensemble, les partenaires ont mis au point une machine à tuer.

Partie 2 : « Quand vous aurez vaincu la Russie, vous repasserez définitivement en bleu »

Lors de leur première rencontre, le général Donahue avait montré au général Zabrodskyi une carte de la région avec un code couleur, les forces américaines et de l'OTAN en bleu, les forces russes en rouge et les forces ukrainiennes en vert. « Pourquoi sommes-nous en vert ? Nous devrions être en bleus » a demandé le général Zabrodskyi.

Début juin, alors qu'ils se réunissaient pour simuler la contre-offensive de l'Ukraine, assis côte à côte devant des cartes du champ de bataille, le général Zabrodskyi a constaté que les petits blocs marquant les positions ukrainiennes étaient devenus bleus - un geste symbolique pour resserrer les liens face à leur objectif commun. « Lorsque vous aurez vaincu la Russie », a déclaré le général Donahue aux Ukrainiens, « Nous vous ferons passer en bleu pour de bon. »

Trois mois se sont écoulés depuis l'invasion, et voilà l'histoire de la guerre telle que les cartes la racontent :

Au sud, les Ukrainiens avaient bloqué l'avancée russe à Mykolaiv, centre de construction navale sur la mer Noire. Mais les Russes contrôlaient Kherson, et un corps d'environ 25 000 soldats occupait solidement les terres situées sur la rive ouest du Dniepr. À l'est, les Russes avaient été arrêtés à Izium. Mais ils tenaient les terres situées entre la ville et la frontière, y compris la vallée de l'Oskil, d'une importance stratégique vitale.

La stratégie des Russes était passée de la décapitation - l'assaut infructueux sur Kiev - à un lent étranglement. Les Ukrainiens devaient passer à l'offensive.

Leur commandant en chef, le général Zaluzhny, ainsi que les Britanniques, ont privilégié l'option la plus ambitieuse : partir des environs de Zaporizhzhia, dans le sud-est, et descendre vers Melitopol, ville occupée. Cette manœuvre, pensaient-ils, couperait les routes terrestres transfrontalières qui permettaient de soutenir les forces russes en Crimée.

En théorie, le général Donahue était d'accord. Mais selon ses collègues, il pensait que le coup de Melitopol n'était pas réalisable, compte tenu de l'état de l'armée ukrainienne et de la capacité limitée de la coalition à fournir des M777 sans compromettre la disponibilité opérationnelle des Américains. Pour prouver son point de vue lors des simulations de guerre, il a joué le rôle du commandant russe. Chaque fois que les Ukrainiens tentaient d'avancer, le général Donahue les détruisait avec une puissance de combat écrasante.

Les deux hommes se sont finalement mis d'accord sur une attaque en deux étapes afin de désorienter les commandants russes qui, selon les services de renseignement américains, pensaient en effet que les Ukrainiens ne disposeraient d'un nombre suffisant de soldats et d'équipements que pour une seule offensive.

L'effort principal consisterait à reprendre Kherson et à verrouiller la rive occidentale du Dniepr, de peur que les forces russes n'avancent jusqu'au port d'Odessa et ne se positionnent pour une nouvelle attaque sur Kiev.

Le général Donahue avait plaidé en faveur de l'ouverture à l'est d'un second front parallèle, à partir de la région de Kharkiv, pour atteindre la vallée de l'Oskil. Mais les Ukrainiens ont préféré opter pour une stratégie de soutien plus modeste visant à attirer les forces russes à l'est et à faciliter l'accès à Kherson. Cela devait avoir lieu en premier, vers le 4 septembre. Ensuite les Ukrainiens commenceraient à effectuer des frappes d'artillerie pendant deux semaines afin d'affaiblir les forces russes dans le sud. Ce n'est qu'ensuite, vers le 18 septembre, qu'ils marcheraient vers Kherson.

Et s'ils avaient encore assez de munitions, ils traverseraient le Dniepr. Le général Zabrodskyi se souvient que le général Donahue lui a dit : « Si vous voulez traverser la rivière et atteindre l'isthme de Crimée, suivez le plan. » C'était le plan jusqu'à ce qu'il ne le soit plus.

Zelensky s'entretenait parfois directement avec les commandants régionaux et, à l'issue d'une de ces conversations, les Américains ont été informés que l'ordre de bataille avait changé. Kherson arriverait plus vite - et d'abord, le 29 août.

Le général Donahue a dit au général Zaluzhny qu'il fallait plus de temps pour préparer le terrain pour Kherson. Le changement, dit-il, mettait en péril non seulement la contre-offensive mais aussi le pays tout entier. Les Américains ont appris plus tard les dessous de l'affaire :

Zelensky espérait assister à la réunion de l'Assemblée générale des Nations unies à la mi-septembre. Ses conseillers et lui-même pensaient qu'en montrant des progrès sur le champ de bataille, il pourrait plaider en faveur d'un soutien militaire supplémentaire. Ils ont donc bouleversé le plan à la dernière minute - un avant-goût du décalage fondamental qui allait de plus en plus façonner l'arc de la guerre.

Le résultat n'a pas été celui que tout le monde avait prévu. Les Russes ont réagi en envoyant des renforts de l'est vers Kherson. Le général Zaluzhny a alors réalisé que l'affaiblissement des forces russes à l'est pourrait bien permettre aux Ukrainiens de faire ce que le général Donahue avait préconisé : atteindre la vallée de la rivière Oskil. Le général Donahue a dit au commandant ukrainien sur place, le général Syrsky, « Go, go, go, vous les avez poussés dans les cordes » se souvient un responsable européen.

Les forces russes se sont effondrées encore plus vite que prévu, abandonnant leur équipement dans leur fuite. Les dirigeants ukrainiens ne s'attendaient pas à ce que leurs forces atteignent la rive occidentale de l'Oskil, et lorsqu'elles y sont parvenues, la cote du général Syrsky auprès du président a grimpé en flèche.

Dans le sud, les services de renseignement américains signalaient que le corps d'armée situé sur la rive occidentale du Dniepr manquait de vivres et de munitions. Les Ukrainiens ont hésité. Le général Donahue a supplié le commandant sur le terrain, le général de division Andrii Kovalchuk, d'avancer. Peu après, les supérieurs de l'Américain, les généraux Cavoli et Milley, ont porté l'affaire devant le général Zaluzhny. Cela n'a pas fonctionné non plus.

Le ministre britannique de la Défense, Ben Wallace, a demandé au général Donahue ce qu'il ferait si le général Kovalchuk était son subordonné. « Il aurait déjà été viré » a répondu le général Donahue. « Je m'en occupe », a déclaré Wallace. Les militaires britanniques avaient un poids considérable à Kiev. Contrairement aux Américains, ils avaient placé de petites équipes d'officiers dans le pays après l'invasion. Alors, le ministre de la Défense a exercé son influence et a exigé que les Ukrainiens écartent le commandant.

Pour Poutine, aucune parcelle du territoire ukrainien n'était peut-être plus précieuse que la Crimée. L'avancée hésitante des Ukrainiens sur le Dniepr, dans l'espoir de le traverser et d'avancer vers la péninsule, a donné lieu à ce qu'un responsable du Pentagone a appelé la « tension centrale » : pour inciter le président russe à négocier un accord, les Ukrainiens devaient faire pression sur la Crimée. Mais cela aurait pu le pousser à envisager de faire « quelque chose de désespéré. »

Les Ukrainiens exerçaient déjà des pressions sur le terrain. L'administration Biden avait autorisé une aide afin que les Ukrainiens puissent développer, fabriquer et déployer une flotte naissante de drones navals pour attaquer la flotte russe de la mer Noire. (Les Américains ont donné aux Ukrainiens un premier prototype conçu pour contrer un assaut chinois sur Taïwan). Dans un premier temps, la Marine a été autorisée à partager des points d'intérêt concernant les navires de guerre russes juste au-delà des eaux territoriales de la Crimée. En octobre, disposant d'une marge de manœuvre pour agir en Crimée même, la CIA a commencé à soutenir secrètement des frappes de drones sur le port de Sébastopol.

Le même mois, les services de renseignement américains ont entendu le commandant russe en Ukraine, le général Sergei Surovikin, parler d'un acte désespéré : utiliser des armes nucléaires tactiques pour empêcher les Ukrainiens de traverser le Dniepr et se diriger vers la Crimée. Jusqu'à ce moment-là, les agences de renseignement américaines avaient estimé à 5 ou 10 % le risque que la Russie utilise des armes nucléaires en Ukraine. Désormais, ont-ils dit, si les lignes russes au sud s'effondrent, la probabilité passe à 50 %. Cette tension centrale semblait atteindre son paroxysme.

En Europe, les généraux Cavoli et Donahue suppliaient le remplaçant du général Kovalchuk, le général de brigade Oleksandr Tarnavskyi, de faire avancer ses brigades, de mettre en déroute le corps d'armée de la rive ouest du Dniepr et de s'emparer de ses équipements. À Washington, les principaux conseillers de Biden se demandaient avec nervosité s'il ne fallait pas faire pression sur les Ukrainiens pour qu'ils ralentissent leur progression.

Les Ukrainiens avaient peut-être là leur meilleure chance de porter un coup décisif aux Russes. Mais c'était peut-être aussi la meilleure occasion de déclencher une guerre plus étendue. En fin de compte, dans une sorte de grande ambiguïté, ce moment n'est jamais venu.

Pour protéger leurs forces en fuite, les commandants russes ont laissé derrière eux de petits détachements de troupes. Le général Donahue a conseillé au général Tarnavskyi de les détruire ou de les contourner et de se concentrer sur l'objectif principal : le corps d'armée. Mais chaque fois que les Ukrainiens rencontraient un détachement, ils s'arrêtaient, pensant qu'une force plus importante était à l'affût.

Selon des responsables du Pentagone, le général Donahue lui a bien précisé que les images satellites montraient des forces ukrainiennes bloquées par seulement un ou deux chars russes. Dans la mesure où le commandant ukrainien ne pouvait pas voir ces images satellites, il a hésité à faire avancer ses forces.

Pour les faire aller de l'avant, la Task Force Dragon envoyait des points d'intérêt et les opérateurs de M777 détruisaient les chars avec des missiles Excalibur - des étapes qui prenaient du temps et qui étaient répétées chaque fois que les Ukrainiens rencontraient un détachement russe.

Les Ukrainiens devaient encore reprendre Kherson et dégager la rive occidentale du Dniepr. Mais l'offensive s'est arrêtée là. À court de munitions, ils ne traverseront pas le Dniepr. Ils n'avanceront pas vers la Crimée, comme ils l'avaient espéré et comme le craignaient les Russes.

Alors que ces derniers fuyaient en traversant la rivière, plus loin dans les territoires occupés, d'énormes machines creusaient la terre, laissant dans leur sillage de longues et profondes lignes de tranchées

Les Ukrainiens étaient néanmoins en liesse et, lors de son voyage suivant à Wiesbaden, le général Zabrodskyi a offert au général Donahue un « souvenir de combat » : une veste de combat ayant appartenu à un soldat russe dont les camarades marchaient déjà vers l'est, vers ce qui allait devenir le véritable tournant de 2023 - un endroit appelé Bakhmut.

Partie 3 : Les projets les mieux conçus

La planification pour 2023 a commencé immédiatement, à un moment où, rétrospectivement, l'exubérance était irrationnelle. L'Ukraine contrôlait les rives occidentales des fleuves Oskil et Dniepr. Au sein de la coalition, la conviction dominante était que la contre-offensive de 2023 serait la dernière de la guerre : soit les Ukrainiens revendiqueraient un triomphe absolu soit Poutine serait contraint de demander la paix.

Un haut responsable américain s'est souvenu que Zelensky avait déclaré à la coalition : « Nous allons tout remporter. » Pour ce faire, le général Zabrodskyi a expliqué aux membres du partenariat réunis à Wiesbaden à la fin de l'automne que le général Zaluzhny insistait à nouveau pour que l'effort principal soit une offensive vers Melitopol, afin d'étrangler les forces russes en Crimée - ce qui, selon lui, avait été la grande occasion ratée d'asséner à l'ennemi en perte de vitesse un coup de grâce en 2022. Une fois de plus, certains généraux américains incitaient à la prudence.

Au Pentagone, les responsables s'inquiétaient quant à leur éventuelle capacité à fournir suffisamment d'armes pour la contre-offensive. Peut-être les Ukrainiens, qui se trouvaient alors dans la meilleure position possible, devraient-ils envisager de conclure un accord. Lorsque le chef d'état-major interarmées, le général Milley, a lancé cette idée dans un discours, de nombreux partisans de l'Ukraine (y compris les Républicains du Congrès, qui soutenaient alors massivement la guerre) ont parlé d'apaisement.

À Wiesbaden, lors de conversations privées avec le général Zabrodskyi et les Britanniques, le général Donahue a pointé les tranchées russes en train d'être creusées pour défendre le sud. Il a souligné également l'arrêt de l'avancée des Ukrainiens vers le Dniepr quelques semaines auparavant. « Ils s'enfoncent dans la brèche, les mecs », leur dit-il. « Comment allez-vous gérer ça ? ». Le général Zabrodskyi et un fonctionnaire européen se souviennent que ce qu'il préconisait plutôt était une pause : si les Ukrainiens passaient l'année suivante, voire plus longtemps, à constituer et former de nouvelles brigades, ils seraient bien mieux placés pour se battre jusqu'à Melitopol.

Les Britanniques, de leur côté, ont fait valoir que si les Ukrainiens devaient y aller de toute façon, la coalition devait les aider. Ils n'avaient pas besoin d'être aussi bons que les Britanniques et les Américains, disait le général Cavoli, ils leur suffit juste d'être meilleurs que les Russes. Il ne devait pas y avoir de pause. Le général Zabrodskyi a dit au général Zaluzhny : « Donahue a raison ». Mais il a aussi admis « Personne n'aime les préconisations de Donahue, sauf moi. » De plus, le général Donahue était sur le départ.

Il avait toujours été entendu que le déploiement de la 18e Division aéroportée serait temporaire. Il y avait désormais une organisation plus pérenne à Wiesbaden, le Security Assistance Group-Ukraine, code Erebus - incarnation des ténèbres dans la mythologie grecque.

Ce jour d'automne, après la session de planification et le temps passé ensemble, le général Donahue a escorté le général Zabrodskyi jusqu'à l'aérodrome de Clay Kaserne. Il lui a remis un bouclier ornemental, l'insigne du dragon de la 18e Division aéroportée, entouré de cinq étoiles. Pour le général Zaluzhny et les commandants du sud et de l'est, l'étoile la plus à l'ouest représentait Wiesbaden, un peu plus à l'est se trouvait l'aéroport de Rzeszów-Jasionka. Les autres étoiles représentaient Kiev, Kherson et Kharkiv. Et sous les étoiles, « Merci ». « Je lui ai demandé « Pourquoi me remerciez-vous ? » » se souvient le général Zabrodskyi. «  » Je devais dire merci ». »

Le général Donahue a expliqué que ceux qui se battaient et mouraient, c'était les Ukrainiens, ils étaient ceux qui testaient les équipements et les tactiques américains et qui partageaient les enseignements à tirer. « Grâce à vous, a-t-il dit, nous avons construit toutes ces choses que nous n'aurions jamais pu faire. »

Dans le vent et le bruit de l'aérodrome, ils ont crié pour savoir qui méritait le plus de remerciements. Ils se sont ensuite serré la main et le général Zabrodskyi a disparu dans le C-130 dont les turbines tournaient au ralenti. Le « nouveau venu au centre » était le lieutenant-général Antonio A. Aguto Jr. Une autre sorte de commandant, chargé d'une autre sorte de mission.

Le général Donahue était quelqu'un qui prenait des risques. Le général Aguto s'était forgé une réputation d'homme réfléchi, de maître de l'entraînement et des opérations à grande échelle. Après la prise de la Crimée en 2014, l'administration Obama avait élargi son entraînement des Ukrainiens, notamment sur une base située à l'extrême ouest du pays. Le général Aguto avait supervisé le programme. À Wiesbaden, sa priorité numéro Un serait de préparer les nouvelles brigades. « Vous devez les préparer au combat », lui avait dit Austin, le secrétaire à la Défense. Cela s'est traduit par une plus grande autonomie pour les Ukrainiens, un rééquilibrage des relations : au début, Wiesbaden avait travaillé pour gagner la confiance des Ukrainiens. Désormais, les Ukrainiens demandaient la confiance de Wiesbaden.

L'occasion n'a pas tardé pas à se présenter. Les services de renseignement ukrainiens ont détecté une caserne russe improvisée dans une école de la ville occupée de Makiivka. « Faites-nous confiance », a déclaré le général Zabrodskyi au général Aguto. C'est ce qu'a fait l'Américain, et l'Ukrainien a rappelé : « Nous avons procédé en toute indépendance à l'ensemble du processus de ciblage. » Le rôle de Wiesbaden se limiterait à fournir des coordonnées.

Dans cette nouvelle phase du partenariat, les officiers américains et ukrainiens allaient continuer de se rencontrer quotidiennement pour fixer les priorités, que le centre de fusion transformait en points d'intérêt. Mais les commandants ukrainiens avaient désormais les coudées plus franches pour utiliser les HIMARS afin de frapper d'autres cibles, fruit de leurs propres renseignements, si elles permettaient de faire avancer les priorités définies d'un commun accord.

« Nous prendrons du recul, nous observerons et nous garderons un œil sur vous pour nous assurer que vous ne faites rien de stupide », a déclaré le général Aguto aux Ukrainiens. « L'objectif, a-t-il ajouté, est que vous puissiez opérer seuls à un moment ou à un autre. »

En écho à 2022, les jeux de guerre de janvier 2023 ont débouché sur un plan en deux volets. L'offensive secondaire, menée par les forces du général Syrsky à l'est, se concentrerait sur Bakhmut - où les combats couvaient depuis des mois - avec une feinte vers la région de Louhansk, une zone annexée par Poutine en 2022. Cette manœuvre, pensait-on, immobiliserait les forces russes à l'est et ouvrirait la voie à l'effort principal, au sud - l'attaque de Melitopol, où les fortifications russes étaient déjà en train de pourrir et de s'effondrer sous l'effet de l'humidité et du froid de l'hiver. Mais des problèmes d'un autre ordre rongeaient déjà le nouveau plan.

Le général Zaluzhny pouvait bien être le commandant suprême de l'Ukraine, sa suprématie était de plus en plus compromise par sa concurrence avec le général Syrsky. Selon des responsables ukrainiens, cette rivalité remontait à la décision de Zelensky, en 2021, d'élever le général Zaluzhny au-dessus de son ancien patron, le général Syrsky. Elle s'était intensifiée après l'invasion, les commandants se disputant les batteries HIMARS en nombre limité. Le général Syrsky né en Russie avait servi dans l'armée russe,et jusqu'à ce qu'il commence à travailler son ukrainien, il s'exprimait généralement en russe lors des réunions. Le général Zaluzhny l'appelait parfois par dérision « ce général russe. »

Les Américains savaient que le général Syrsky n'était pas satisfait de se voir attribuer un rôle de soutien dans la contre-offensive. Lorsque le général Aguto l'a appelé pour s'assurer qu'il avait bien compris le plan, il a répondu : « Je ne suis pas d'accord, mais ce sont les ordres. »

La contre-offensive devait commencer le 1er mai. Entre temps, les mois devaient devaient être consacrés à l'entraînement. Le général Syrsky devait envoyer quatre brigades aguerries - de 3 000 à 5 000 soldats chacune - afin d'être entraînées en Europe. Elles devaient être rejointes par quatre brigades de nouvelles recrues. Le général avait d'autres projets.

À Bakhmut, les Russes étaient en train de déployer et de perdre un grand nombre de soldats. Le général Syrsky y a vu l'occasion de les engloutir et de semer la discorde dans leurs rangs. Selon des responsables américains, il a dit au général Aguto : « Prenez tous les nouveaux » pour Melitopol. Et lorsque Zelensky s'est rangé de son côté, malgré les objections tant de son propre commandant suprême que des Américains, un élément clé de la contre-offensive a été de fait sabordé.

Désormais, les Ukrainiens n'enverraient plus plus à l'étranger que quatre brigades non testées à des fins d'entraînement. (Ils devaient en préparer 8 de plus au sein de l'Ukraine). En outre, les nouvelles recrues étaient âgées, majoritairement de 40 à 50 ans. Lorsqu'elles sont arrivées en Europe, un haut responsable américain se souvient : « La seule chose que nous nous disions, c'est que ce n'était pas génial. »

L'âge d'incorporation en Ukraine était de 27 ans. Le général Cavoli, qui avait été promu commandant suprême des forces alliées pour Europe, a supplié le général Zaluzhny de « faire entrer en jeu les jeunes de 18 ans. » Mais les Américains en ont tiré la conclusion que ni le président ni le général n'accepteraient une décision aussi délicate sur le plan politique. Une dynamique parallèle était à l'œuvre du côté américain.

L'année précédente, les Russes avaient imprudemment placé des postes de commandement, des dépôts de munitions et des centres logistiques à moins de 80 km des lignes de front. Mais de nouveaux renseignements ont montré que les Russes avaient maintenant déplacé des installations critiques hors de portée des HIMARS. Les généraux Cavoli et Aguto ont donc recommandé de faire un pas de géant en donnant aux Ukrainiens des systèmes de missiles tactiques de l'armée - des missiles, connus sous le nom d'ATACMS, qui peuvent parcourir jusqu'à 300 km - afin de rendre plus difficile la défense de Melitopol par les forces russes en Crimée.

Les ATACMS étaient un sujet particulièrement sensible pour l'administration Biden. Le chef militaire russe, le général Gerasimov, y avait indirectement fait référence au mois de mai précédent en avertissant le général Milley que tout ce qui volerait au-delà des 300 km franchirait une ligne rouge. La question de l'approvisionnement se posait également : le Pentagone avait déjà prévenu qu'il ne disposerait pas de suffisamment d'ATACMS si l'Amérique devait mener sa propre guerre. Le message était clair : ne demandez plus d'ATACMS.

Les hypothèses sous-jacentes ont été bouleversées. Pourtant, les Américains entrevoyaient un chemin vers la victoire, même s'il était de plus en plus étroit. La clé de la réussite était de débuter la contre-offensive à la date prévue, le 1er mai, avant que les Russes n'aient réparé leurs fortifications et déplacé davantage de troupes pour renforcer Melitopol.

Mais la date butoir n'a pas été respectée. Certaines livraisons de munitions et d'équipements promises avaient été retardées et, malgré les assurances du général Aguto selon lesquelles il y avait suffisamment de munitions pour démarrer, les Ukrainiens ne voulaient pas s'engager avant d'avoir tout reçu. À un moment donné, la frustration montant, le général Cavoli s'est tourné vers le général Zabrodskyi et lui a dit : « Misha, j'adore ton pays. Mais si tu ne fais pas ça, tu vas perdre la guerre. »

« Ma réponse a été « Je comprends parfaitement ce que tu dis, Christopher. Mais je t'en prie, comprends moi. Je ne suis pas le commandant suprême. Et je ne suis pas le président de l'Ukraine » » se souvient le général Zabrodskyi, qui a ajouté : « J'avais sans doute autant envie de pleurer que lui. »

Au Pentagone, les responsables commençaient à percevoir une fissure plus grave. Le général Zabrodskyi se souvient que le général Milley lui a demandé : « Dis-moi la vérité : avez-vous changé le plan ? » « Non, non, non », a-t-il répondu. « Nous n'avons pas changé le plan et nous n'allons pas le changer. »

En prononçant ces mots, il croyait sincèrement qu'il disait la vérité. Fin mai, les renseignements ont montré que les Russes constituaient rapidement de nouvelles brigades. Les Ukrainiens n'avaient pas tout ce qu'ils voulaient, mais ils avaient ce dont ils pensaient avoir besoin. Ils devaient y aller.

Le général Zaluzhny a exposé le plan final lors d'une réunion de la Stavka, un organe gouvernemental chargé de superviser les questions militaires. Le général Tarnavskyi disposerait de 12 brigades et du gros des munitions pour l'assaut principal, sur Melitopol. Le commandant de la Marine, le lieutenant-général Yurii Sodol, feindrait de se diriger vers Marioupol, la ville portuaire en ruine prise par les Russes après un siège épuisant l'année précédente. Le général Syrsky dirigerait l'effort de soutien à l'est, autour de Bakhmut, récemment perdue après des mois de guerre de tranchées.

C'est alors que le général Syrsky a pris la parole. Selon les responsables ukrainiens, le général a déclaré qu'il voulait s'écarter du plan et mener une attaque de grande envergure pour chasser les Russes de Bakhmut. Il avancerait ensuite vers l'est, en direction de la région de Louhansk. Il aurait bien sûr besoin d'hommes et de munitions supplémentaires.

Les Américains n'ont pas été informés de l'issue de la réunion. Mais les services de renseignement américains ont ensuite observé que les troupes et les munitions ukrainiennes se déplaçaient dans des directions qui n'étaient pas cohérentes avec le plan convenu.

Peu après, lors d'une réunion organisée à la hâte à la frontière polonaise, le général Zaluzhny a avoué aux généraux Cavoli et Aguto que les Ukrainiens avaient en fait décidé de lancer des assauts dans trois directions à la fois. « Ce n'est pas le plan ! » s'est écrié le général Cavoli.

Selon les responsables ukrainiens, voici ce qui s'est passé : après la réunion de la Stavka, Zelensky avait donné l'ordre que les munitions de la coalition soient réparties équitablement entre les généraux Syrsky et Tarnavskyi. Le général Syrsky recevrait également cinq des brigades nouvellement entraînées, ce qui en laisserait sept pour le combat de Melitopol. « C'est comme si l'on assistait à la fin de l'offensive de Melitopol avant même qu'elle ne soit lancée », a fait remarquer un responsable ukrainien.

Quinze mois après le début de la guerre, on en était arrivé à ce point de basculement. « Nous aurions dû nous retirer », a déclaré un haut responsable américain. Mais ce n'est pas ce qu'ils ont fait. « Ces décisions, les questions de vie et de mort, le territoire auquel on accorde plus ou moins d'importance, sont des décisions fondamentalement souveraines » a expliqué un haut responsable de l'administration Biden. « Tout ce que nous pouvions faire, c'était leur donner des conseils. »

Le chef de l'assaut de Mariupol, le général Sodol, s'est empressé de suivre les conseils du général Aguto. Cette collaboration est à l'origine de l'un des plus grands succès de la contre-offensive : après que les services de renseignement américains eurent identifié un point faible dans les lignes russes, les forces du général Sodol, utilisant les points d'intérêt de Wiesbaden, ont repris le village de Staromaiorske et près de 20 kilomètres carrés de territoire.

Pour les Ukrainiens, cette victoire pose une question : le combat de Marioupol ne serait-il pas plus avantageux que celui de Melitopol ? Mais l'attaque s'est arrêtée faute d'effectifs.

Le problème était exposé sur la carte du champ de bataille dans le bureau du général Aguto : l'assaut du général Syrsky sur Bakhmut affamait l'armée ukrainienne.

Le général Aguto l'a pressé d'envoyer des brigades et des munitions au sud pour l'attaque de Melitopol. Mais le général Syrsky n'a pas voulu bouger, selon des responsables américains et ukrainiens. Pas plus qu'il n'a bougé lorsque Evgeny Prigozhin, dont les paramilitaires Wagner avaient aidé les Russes à s'emparer de Bakhmut, s'est rebellé contre le leadership militaire de Poutine et a lancé ses forces dans une course vers Moscou.

Les services de renseignement américains ont estimé que la rébellion était susceptible de saper le moral et la cohésion des Russes. Des interceptions ont permis de détecter la surprise des commandants russes quand ils ont constaté que les Ukrainiens ne renforçaient pas leur pression vers Melitopol, dont la défense était ténue, a déclaré un responsable des services de renseignement américains.

Mais pour le général Syrsky, la rébellion validait sa stratégie consistant à semer la division en encerclant les Russes à Bakhmut. Envoyer une partie de ses forces vers le sud ne ferait que la compromettre. « J'avais raison, Aguto. Vous aviez tort » relate un responsable américain qui se souvient des propos du général Syrsky, puis ce dernier a ajouté : «  Nous allons atteindre Louhansk. »

Zelensky avait présenté Bakhmut comme la « forteresse de notre moral. » En fin de compte, ce fut une démonstration dans le sang de l'impasse dans laquelle se trouvaient les Ukrainiens qui étaient en infériorité numérique.

Bien que les décomptes varient considérablement, il ne fait aucun doute que les pertes russes - qui se comptent en dizaines de milliers - dépassaient largement celles des Ukrainiens. Pourtant, le général Syrsky n'a jamais repris Bakhmut, ni avancé vers Louhansk. Et tandis que les Russes reconstituaient leurs brigades et progressaient dans l'est, les Ukrainiens ne disposaient pas d'une source de recrutement aussi facile. (Prigozhin a retiré ses rebelles avant d'atteindre Moscou. Deux mois plus tard, il est mort dans un accident d'avion qui, selon les services de renseignement américains, présentait les caractéristiques d'un assassinat commandité par le Kremlin). Il restait donc Melitopol.

L'une des principales qualités de la machine de Wiesbaden était la rapidité : réduire le temps entre la désignation du point d'intérêt et la frappe ukrainienne. Mais cet atout, et avec lui l'offensive de Melitopol, a été sapé par un changement radical dans la façon dont le commandant ukrainien a utilisé ces points d'intérêt. Il disposait de beaucoup moins de munitions qu'il ne l'avait prévu ; au lieu de simplement tirer, il utilisait d'abord des drones pour confirmer les renseignements.

Ce schéma corrosif, également alimenté par la prudence et un manque de confiance, a atteint son paroxysme lorsque, après des semaines de progression désespérément lente dans un paysage infernal fait de champs de mines et de tirs d'hélicoptères, les forces ukrainiennes se sont approchées du village occupé de Robotyne.

Des responsables américains ont raconté la bataille qui s'en est suivie. Les Ukrainiens avaient pilonné les Russes avec leur artillerie. Les renseignements américains indiquaient que ceux-ci se repliaient. « Occupez le terrain maintenant » a dit le général Aguto au général Tarnavskyi. Mais les Ukrainiens avaient repéré un groupe de Russes au sommet d'une colline.

À Wiesbaden, les images satellite montrent ce qui ressemblait à un peloton russe, entre 20 et 50 soldats - ce qui, pour le général Aguto, ne justifiait guère un ralentissement de l'avancée.

Le général Tarnavskyi, quant à lui, refusait de bouger tant que la menace n'était pas éliminée. Wiesbaden a donc envoyé les coordonnées des Russes et a conseillé de tout à la fois ouvrir le feu et avancer.

Au lieu de cela, et afin de vérifier le renseignement, le général Tarnavskyi a envoyé des drones de reconnaissance au-dessus de la colline. Cela a pris du temps. Ce n'est qu'ensuite qu'il a ordonné à ses hommes de tirer.

Après l'attaque, il a de nouveau envoyé ses drones pour confirmer que le sommet de la colline était bien dégagé. Il a ensuite ordonné à ses forces d'entrer dans Robotyne, dont elles se sont emparées le 28 août.

Selon les estimations des officiers, ces allers-retours ont duré entre 24 et 48 heures. Et pendant ce temps, au sud de Robotyne, les Russes avaient commencé à ériger de nouvelles défenses, à poser des mines et à envoyer des renforts pour stopper la progression ukrainienne. « La situation avait complètement changé » a déclaré le général Zabrodskyi.

Le général Aguto a gueulé au général Tarnavskyi : « Allez-y. » Mais les Ukrainiens devaient faire une rotation des troupes des lignes de front vers l'arrière, et avec seulement sept brigades, ils n'étaient pas en mesure de rassembler de nouvelles forces assez rapidement pour continuer à avancer. En fait, l'avancée ukrainienne était ralentie par un ensemble de facteurs. Mais à Wiesbaden, les Américains exaspérés ne cessaient de revenir sur le peloton sur la colline. « Une foutue section a arrêté la contre-offensive » a remarqué un officier.

Les Ukrainiens ne parviendront pas à atteindre Melitopol. Ils leur a fallu revoir leurs ambitions à la baisse.

Leur objectif est désormais la petite ville occupée de Tokmak, située à mi-chemin de Melitopol, à proximité de voies ferrées et de routes essentielles.

Le général Aguto avait accordé une plus grande autonomie aux Ukrainiens. Toutefois, après cela il a élaboré un plan de tirs d'artillerie détaillé, l'opération Rolling Thunder, qui indiquait les cibles que les Ukrainiens devaient viser, avec quoi et dans quel ordre, selon des responsables américains et ukrainiens. Mais le général Tarnavskyi a contesté certaines cibles, et il a insisté sur l'utilisation de drones pour vérifier les points d'intérêt et Rolling Thunder en est resté là.

Désireuse de sauver la contre-offensive, la Maison Blanche avait autorisé le transport secret d'un petit nombre d'ogives à fragmentation d'une portée d'environ 160 km, et les généraux Aguto et Zabrodskyi avaient conçu une opération contre les hélicoptères d'attaque russes qui menaçaient les forces du général Tarnavskyi. Au moins dix hélicoptères ont été détruits et les Russes ont ramené tous leurs appareils en Crimée ou sur leur territoire. Malgré cela, les Ukrainiens n'arrivaient pas à avancer.

L'ultime recommandation des Américains a été de faire en sorte que le général Syrsky prenne en charge le combat autour de Tokmak. Cette proposition a été rejetée. Ils ont alors proposé au général Sodol d'envoyer ses marines à Robotyne et de leur demander de percer la ligne russe. Au lieu de cela, le général Zaluzhny a donné l'ordre aux marines de se rendre à Kherson pour ouvrir un nouveau front dans le cadre d'une opération qui, selon les Américains, était vouée à l'échec : tenter de traverser le Dniepr et avancer vers la Crimée. Les marines sont parvenus à traverser le fleuve début novembre, mais ont manqué d'hommes et de munitions. La contre-offensive était censée porter un coup d'arrêt. Au lieu de cela, elle a connu une fin peu glorieuse.

Le général Syrsky a refusé de répondre aux questions concernant ses interactions avec les généraux américains, mais un porte-parole des forces armées ukrainiennes a déclaré : « Nous espérons vraiment que ce moment viendra, et qu'après la victoire de l'Ukraine, les généraux ukrainiens et américains dont vous parlez nous parleront peut-être de concert de leur travail et de leurs négociations cordiales dans le cadre de la lutte contre l'agression russe. »

Andriy Yermak, chef du bureau présidentiel de l'Ukraine et sans doute deuxième responsable le plus puissant du pays, a déclaré au Times que la contre-offensive avait été « considérablement émoussée » par les « hésitations politiques » des alliés et les retards « constants » dans les livraisons d'armes.

Mais pour un autre haut fonctionnaire ukrainien, « La véritable raison de notre échec est que le nombre de forces affectées à l'exécution du plan n'était pas adéquat. »

Quoi qu'il en soit, pour les partenaires, l'issue dévastatrice de la contre-offensive a laissé des traces dans les deux camps. « Les relations importantes ont été maintenues », a déclaré Mme Wallander, haute responsable au Pentagone. « Mais ce n'était plus la fraternité inspirée et confiante de 2022 et du début de 2023. »

Partie 4 : Ruptures de confiance et de frontières

Peu avant Noël, Zelensky a franchi les portes de Wiesbaden pour sa première visite au centre secret du partenariat.

Alors qu'il entrait dans l'auditorium Tony Bass, il est passé avec son escorte devant les trophées des batailles partagées - des fragments tordus de véhicules, de missiles et d'avions russes. Lorsqu'il est monté sur la passerelle au-dessus de l'ancien terrain de basket, comme l'avait fait le général Zabrodskyi ce premier jour en 2022, les officiers qui travaillaient en bas se sont mis à applaudir à tout rompre.

Pourtant, le président n'était pas venu à Wiesbaden pour faire la fête. Dans l'ombre de la contre-offensive ratée, à l'approche d'un troisième et rude hiver de guerre, les pronostics ne faisaient que s'assombrir. Pourconsolider leur nouvel avantage, les Russes déployaient leurs forces à l'est. Aux États-Unis, Trump, sceptique à l'égard de l'Ukraine, était en pleine résurrection politique. Certains Républicains du Congrès râlaient et voulaient couper les vivres.

Un an plus tôt, la coalition parlait de victoire. À l'approche de 2024, l'administration Biden s'est trouvée contrainte de franchir ses propres lignes rouges pour maintenir les Ukrainiens à flot.

Mais d'abord, concernant les affaires urgentes à Wiesbaden : les généraux Cavoli et Aguto ont expliqué que pour eux, il ne pouvait y avoir de solution réaliste pour reconquérir un territoire important en 2024. La coalition ne pouvait tout simplement pas fournir la totalité de l'équipement nécessaire à une contre-offensive majeure. Les Ukrainiens ne pourraient pas non plus mettre sur pied une armée suffisamment importante pour l'envisager.

Les Ukrainiens devraient modérer leurs attentes, en se concentrant sur des objectifs faisables pour rester dans la bataille tout en développant la puissance de combat nécessaire à une éventuelle contre-offensive en 2025 : ils devraient ériger des lignes de défense à l'est pour empêcher les Russes de s'emparer de nouveaux territoires. Ils devraient également reconstituer les brigades existantes et en constituer de nouvelles, lesquelles la coalition contribuerait à former et à équiper.

Zelensky a exprimé son soutien.

Pourtant les Américains savaient qu'il le faisait à contrecœur. À maintes reprises, Zelensky avait clairement indiqué qu'il voulait, et avait besoin, d'une grande victoire pour soutenir le moral de la population et conforter le soutien de l'Occident.

Quelques semaines auparavant seulement, le président avait demandé au général Zaluzhny de repousser les Russes jusqu'aux frontières de 1991 de l'Ukraine avant l'automne 2024. Le général avait alors sidéré les Américains en présentant un plan qui nécessitait cinq millions d'obus et un million de drones. Ce à quoi le général Cavoli avait répondu, dans un russe fluide : « D'où on les sort ? »

Plusieurs semaines plus tard, lors d'une réunion à Kiev, le commandant ukrainien avait enfermé le général Cavoli dans une cuisine du ministère de la Défense et, furieux, tout en vapotant, avait présenté un dernier plaidoyer en vain. « Il était pris entre deux feux, le premier était le président et le second les membres du partenariat » a déclaré l'un de ses collaborateurs.

En guise de compromis, les Américains ont présenté à Zelensky ce qui, selon eux, constituerait une victoire éclatante : une campagne de bombardement, utilisant des missiles à longue portée et des drones, pour forcer les Russes à retirer leurs infrastructures militaires de Crimée et à les rapatrier en Russie. Cette opération aurait pour nom de code « Lunar Hail » (grêle lunaire).

Jusqu'à présent, les Ukrainiens, avec l'aide de la CIA et des marines américaine et britannique, avaient utilisé des drones navals, ainsi que des missiles britanniques à longue portée Storm Shadow et français SCALP, pour frapper la flotte de la mer Noire. La contribution de Wiesbaden a porté sur le renseignement.

Mais pour mener une campagne plus vaste en Crimée, les Ukrainiens auraient besoin de bien plus de missiles. Ils auraient besoin de centaines d'ATACMS.

Au Pentagone, les anciennes réticences n'avaient pas disparu. Mais après que le général Aguto a informé Austin de tout ce que Lunar Hail pouvait accomplir, selon les souvenirs d'un assistant, il a dit : « D'accord, D'accord, on a là un objectif stratégique vraiment convaincant. Il ne s'agit pas seulement de frapper des trucs. »

Zelensky devait obtenir les ATACMS qu'il réclamait depuis longtemps. Et pourtant, un responsable américain a déclaré : « Nous savions que, dans son for intérieur, il voulait toujours faire quelque chose d'autre, quelque chose de plus. »

Le général Zabrodskyi se trouvait au centre de commandement de Wiesbaden fin janvier lorsqu'il a reçu un message urgent et il est sorti.

À son retour, blême comme un spectre, il a conduit le général Aguto sur un balcon et, en tirant sur une Lucky Strike, lui a dit que la lutte pour le leadership ukrainien avait atteint son dénouement : le général Zaluzhny était viré. Les paris se portaient sur son rival, le général Syrsky, pour qu'il lui succède.

Les Américains n'ont guère été surpris. Ils avaient entendu nombre de rumeurs quant au mécontentement du président. Les Ukrainiens mettaient cela sur le compte de la politique et craignaient que le général Zaluzhny, très populaire, ne défie Zelensky pour la présidence. Il y a également eu la réunion de la Stavka, au cours de laquelle le président avait littéralement fait plier le général Zaluzhny, et ce dernier avait alors pris la décision de publier un article dans The Economist déclarant que la guerre était dans une impasse et que les Ukrainiens avaient besoin d'une percée technologique majeure. Et ce, alors même que son président appelait à une victoire totale.

Le général Zaluzhny, a déclaré un responsable américain, était un « mort en sursis. »

La nomination du général Syrsky a apporté un soulagement mitigé. Les Américains pensaient qu'ils disposeraient désormais d'un partenaire qui aurait l'oreille et la confiance du président. Ils espéraient que la prise de décision en deviendrait plus cohérente.

Le général Syrsky était également connu.

Bien entendu, le souvenir de 2023, la cicatrice de Bakhmut - la façon dont le général avait parfois rejeté leurs recommandations, voire cherché à les saper - faisaient partie de leur savoir. Pourtant, selon leurs collègues, les généraux Cavoli et Aguto avaient l'impression de comprendre ses particularités. Au moins il les écoutait et, contrairement à certains commandants, il appréciait les renseignements qu'ils lui fournissaient et leur faisait le plus souvent confiance.

Pour le général Zabrodskyi, en revanche, ce remaniement a été un coup dur sur le plan personnel et une inconnue sur le plan stratégique. Il considérait le général Zaluzhny comme un ami et avait renoncé à son siège parlementaire pour devenir son adjoint en ce qui concernait les plans et les opérations. (Bientôt, il serait évincé de ce poste et de son rôle à Wiesbaden. Lorsque le général Aguto l'a appris, il l'a appelé pour lui faire part d'une invitation permanente à se rendre chez lui, à sa résidence de plage en Caroline du Nord. Les généraux pourraient y faire de la voile. « Peut-être dans ma prochaine vie » a répondu le général Zabrodskyi.)

Ce changement de direction est intervenu à un moment particulièrement incertain pour le partenariat : sous la pression de Trump, les Républicains du Congrès bloquaient une nouvelle aide militaire de 61 milliards de dollars. Lors de la bataille de Melitopol, le commandant avait insisté sur la nécessité d'utiliser des drones pour valider chaque point d'intérêt. Avec bien moins de roquettes et d'obus, les officiers sur le front ont adopté le même protocole. Wiesbaden continuait de fournir les points d'intérêt, mais les Ukrainiens les utilisaient à peine.

« Nous n'avons pas besoin de ça pour l'instant » a déclaré le général Zabrodskyi aux Américains.

Les lignes rouges ne cessaient de bouger.

Les ATACMS sont arrivés secrètement au début du printemps, afin que les Russes ne se rendent pas compte que l'Ukraine pouvait désormais frapper partout en Crimée.

Et puis il y avait les SME. Quelques mois plus tôt, le général Aguto avait été autorisé à envoyer une petite équipe, une douzaine d'officiers, à Kiev, assouplissant ainsi l'interdiction faite aux Américains de marcher sur le sol ukrainien. Pour ne pas réveiller le souvenir des conseillers militaires américains envoyés au Sud-Vietnam dans la période précédant la guerre, ils seraient appelés « experts en la matière. » Puis, après le remaniement des dirigeants ukrainiens, afin de renforcer la confiance et la coordination, l'administration a plus que triplé le nombre d'officiers à Kiev, pour le porter à environ trois douzaines. Ils pouvaient désormais être clairement appelés conseillers, même s'ils restaient confinés dans la région de Kiev.

La ligne rouge la plus difficile à franchir était sans doute la frontière russe. Bientôt, cette ligne serait elle aussi redessinée.

En avril, les blocages financiers ont finalement été levés et 180 ATACMS supplémentaires, des dizaines de véhicules blindés et 85 000 obus de 155 millimètres ont commencé à affluer depuis la Pologne.

Les services de renseignement de la coalition détectaient cependant un autre type de mouvement : les éléments d'une nouvelle formation russe, le 44e Corps d'armée, se dirigeaient vers Belgorod, juste au nord de la frontière ukrainienne. Les Russes, voyant une fenêtre limitée dans la mesure où les Ukrainiens attendaient l'aide américaine, se préparaient à ouvrir un nouveau front dans le nord de l'Ukraine.

Les Ukrainiens pensaient que les intentions des Russes étaient d'atteindre une route périphérique majeure, celle de Kharkiv, ce qui leur permettrait, grâce à des tirs d'artillerie de bombarder la ville, la deuxième du pays, et de menacer la vie de plus d'un million de personnes.

L'offensive russe a mis en évidence une asymétrie fondamentale : les Russes pouvaient soutenir leurs troupes avec de l'artillerie provenant de l'autre côté de la frontière. Les Ukrainiens ne pouvaient pas riposter en utilisant du matériel ou des renseignements américains.

Pourtant, le péril est souvent synonyme de nouvelles opportunités. Les Russes étaient confiant en leur sécurité, jamais les Américains ne laisseraient les Ukrainiens tirer sur la Russie. Des unités entières et leur équipement se trouvaient à découvert, sans défense, dans des lieux ouverts.

Les Ukrainiens ont demandé l'autorisation d'utiliser de l'autre côté de la frontière des armes fournies par les États-Unis. De plus, les généraux Cavoli et Aguto ont proposé que Wiesbaden aide à guider ces frappes, comme cela avait été fait en Ukraine et en Crimée, en indiquant des points d'intérêt et des coordonnées précises.

La Maison Blanche était encore en train de débattre de ces questions lorsque le 10 mai, les Russes ont attaqué.

C'est à ce moment-là que l'administration Biden a changé les règles du jeu. Les généraux Cavoli et Aguto ont été chargés de créer une « ops box » (boîte d'opérations) - une zone sur le sol russe sur laquelle les Ukrainiens pourraient tirer en utilisant des armes fournies par les États-Unis et où Wiesbaden pourrait soutenir leurs frappes.

Dans un premier temps, ils ont préconisé une zone étendue, afin d'englober une menace concomitante : les bombes planantes - bombes rudimentaires de l'ère soviétique transformées en armes de précision grâce à des ailes et des dérives - lesquelles semaient la terreur sur Kharkiv. Une zone s'étendant sur environ 300 km permettrait aux Ukrainiens d'utiliser leurs nouveaux ATACMS pour frapper les sites de bombes planantes et d'autres cibles à l'intérieur de la Russie. Mais Austin y a vu une dérive de la mission : il ne voulait pas détourner les ATACMS de la mission Lunar Hail.

Au lieu de cela, les généraux ont reçu l'ordre d'élaborer deux options - l'une s'étendant à environ 80 km à l'intérieur de la Russie, portée standard des HIMARS, et l'autre à une profondeur presque deux fois plus grande. Finalement, allant à l'encontre de la recommandation des généraux, Biden et ses conseillers ont choisi l'option la plus limitée, mais pour protéger la ville de Sumy ainsi que Kharkiv, cette zone suivait la majeure partie de la frontière nord du pays, englobant un territoire presque aussi grand que le New Jersey. La CIA a également été autorisée à envoyer des agents dans la région de Kharkiv pour aider leurs homologues ukrainiens à mener des opérations à l'intérieur de la boîte.

Celle-ci est devenue opérationnelle à la fin du mois de mai. Les Russes ont été pris au dépourvu : grâce aux points d'intérêt et aux coordonnées fournis par Wiesbaden, ainsi qu'aux renseignements fournis par les Ukrainiens, les frappes HIMARS dans la ops box ont permis de défendre Kharkiv. Les Russes y ont subi certaines des pertes les plus lourdes de la guerre.

L'impensable est devenu réalité. Les États-Unis étaient désormais impliqués dans l'assassinat de soldats russes sur le sol souverain de la Russie.

Été 2024 : les armées ukrainiennes du nord et de l'est souffraient d'un réel manque de moyens. Pourtant, le général Syrsky ne cessait de répéter aux Américains : « Il me faut une victoire. »

Un signe avant-coureur est apparu en mars, lorsque les Américains ont découvert que l'agence de renseignement militaire ukrainienne, la HUR, préparait furtivement une opération terrestre dans le sud-ouest de la Russie. Le chef de la station de la CIA à Kiev a prévenu le commandant du HUR, le général Kyrylo Budanov : s'il passait en Russie, il le ferait sans armes ni soutien des services de renseignement américains. Budanov est passé outre, avant d'être contraint de rebrousser chemin.

Dans de tels moments, les officiels de l'administration Biden plaisantaient amèrement en disant qu'en les espionnant, ils en savaient plus sur ce que les Russes préparaient que sur ce que leurs partenaires ukrainiens préparaient.

Pour les Ukrainiens, cependant, « On ne demande rien, on ne dit rien, c'était mieux que on demande et on arrête », a expliqué le lieutenant-général Valeriy Kondratiuk, ancien commandant des services de renseignement militaire ukrainiens. Il a ajouté : « Nous sommes alliés, mais nos objectifs sont différents. Nous protégeons notre pays, et vous protégez vos peurs imaginaires datant de la Guerre froide.»

En août, à Wiesbaden, la tournée du général Aguto touchait à sa fin prévue. Il est parti le 9. Le même jour, les Ukrainiens ont laissé échapper une référence énigmatique à quelque chose qui se passait dans le nord.

Le 10 août, le chef de station de la CIA est lui aussi parti pour rejoindre un poste au quartier général. Dans le branle-bas des ordres, le général Syrsky est passé à l'action en envoyant des troupes dans la région de Koursk, de l'autre côté de la frontière sud-ouest de la Russie.

Pour les Américains, le déroulement de l'incursion constituait une rupture de confiance importante. Les Ukrainiens ne s'étaient pas contentés de les tenir dans l'ignorance, ils avaient secrètement franchi une ligne rouge convenue d'un commun accord, en faisant entrer du matériel fourni par la coalition à l'intérieur du territoire russe englobé dans « l'ops box » en violation des règles établies lors de sa création.

Cette boîte avait été créée pour éviter une catastrophe humanitaire à Kharkiv, et non pour que les Ukrainiens puissent en tirer parti pour s'emparer de terres russes. « On n'était pas dans du presque chantage, c'était du chantage » a déclaré un haut fonctionnaire du Pentagone.

Les Américains auraient pu débrancher la boîte à opérations. Mais ils savaient que s'ils le faisaient, a expliqué un officiel de l'administration, « cela pourrait conduire à une catastrophe » : les soldats ukrainiens Koursk auraient péri à Koursk sans être protégés par les roquettes HIMARS et les renseignements américains.

Les Américains en ont conclu que Koursk était la victoire à laquelle Zelensky faisait allusion depuis le début. C'était aussi la preuve de ses intentions : il continuait de parler de victoire totale. Mais l'un des objectifs de l'opération, a-t-il expliqué aux Américains, était d'obtenir un effet de levier : capturer et conserver des terres russes qui pourraient être échangées contre des terres ukrainiennes lors de futures négociations.

Les opérations provocatrices, autrefois interdites, étaient désormais autorisées.

Avant que le général Zabrodskyi ne soit mis à l'écart, lui et le général Aguto avaient sélectionné les cibles de l'opération Lunar Hail. Cette offensive exigeait un degré d'encadrement sans précédent depuis l'époque du général Donahue. Des officiers américains et britanniques devaient superviser pratiquement chacun des aspects de chaque frappe, depuis le fait de déterminer des coordonnées jusqu'au calcul des trajectoires de vol des missiles.

Parmi la centaine de cibles en Crimée, la plus prisée était le pont du détroit de Kertch, qui relie la péninsule au continent russe. Poutine considérait le pont comme une preuve matérielle éclatante du lien entre la Crimée et la mère patrie. Renverser ce symbole du président russe était devenu, en revanche, une obsession du président ukrainien.

C'était là aussi une ligne rouge pour les américains. En 2022, l'administration Biden avait décrété qu'il était interdit d'aider les Ukrainiens à le prendre pour cible ; même les abords du côté de la Crimée devaient être considérés comme un territoire russe souverain. (Les services de renseignement ukrainiens ont tenté de l'attaquer eux-mêmes, causant quelques dégâts).

Mais après que les partenaires se soient mis d'accord pour Lunar Hail, la Maison Blanche a autorisé l'armée et la CIA à travailler secrètement avec les Ukrainiens et les Britanniques sur un plan d'attaque visant à provoquer l'effondrement du pont : les ATACMS devaient fragiliser les points vulnérables du pont, tandis que les drones navals exploseraient près des piliers.

Mais alors que les drones étaient en train d'être préparés, les Russes ont renforcé leurs défenses autour des piliers.

Les Ukrainiens ont proposé d'attaquer avec les seuls ATACMS. Les généraux Cavoli et Aguto s'y sont opposé : les ATACMS seuls ne suffiraient pas. Il serait préférable que les Ukrainiens attendent que les drones soient prêts ou qu'ils annulent l'attaque.

Finalement, les Américains se sont retirés et, à la mi-août, avec l'aide réticente de Wiesbaden, les Ukrainiens ont tiré une volée d'ATACMS sur le pont. Il ne s'est pas écroulé. La frappe a laissé quelques « nids-de-poule » que les Russes ont réparés, a grommelé un responsable américain, ajoutant : « Parfois, ils ont besoin d'essayer et d'échouer pour voir que nous avons raison. »

L'épisode du pont de Kertch mis à part, la collaboration dans le cadre de Lunar Hail a été jugée comme un succès significatif. Les navires de guerre, les avions, les postes de commandement, les dépôts d'armes et les installations de maintenance russes ont été détruits ou déplacés sur le continent pour échapper à l'assaut.

Pour l'administration Biden, l'échec de l'attaque de Kertch et la pénurie d'ATACMS ont renforcé l'importance d'aider les Ukrainiens à utiliser leur flotte de drones d'attaque à longue distance. Le principal défi consistait à échapper aux défenses aériennes russes et à repérer les cibles.

Une politique de longue date avait interdit à la CIA de fournir des renseignements concernant des cibles situées sur le sol russe. L'administration laisserait donc la CIA demander des « exceptions », des dérogations permettant à l'agence d'espionnage de soutenir des frappes sur le sol Russe pour atteindre des objectifs spécifiques.

Les services de renseignement avaient identifié un vaste dépôt de munitions dans la ville de Toropets, située au bord d'un lac à quelque 420 km au nord de la frontière ukrainienne, celui-ci fournissait des armes aux forces russes à Kharkiv et à Koursk. L'administration a approuvé la dérogation. Toropets devait servir de test expérimental.

Les officiers de la CIA ont échangé des renseignements concernant les munitions et les vulnérabilités du dépôt, ainsi que sur les systèmes de défense russes en route vers Toropets. Ils ont calculé le nombre de drones qui seraient nécessaires à l'opération et défini leurs sinueuses trajectoires de vol.

Le 18 septembre, un grand essaim de drones a percuté le dépôt de munitions. L'explosion, aussi puissante qu'un petit tremblement de terre, a ouvert un cratère de la largeur d'un terrain de football. Des vidéos montraient d'immenses boules de flammes et des panaches de fumée s'élevant au-dessus du lac.

Pourtant, comme pour l'opération du pont de Kertch, la collaboration en matière de drones a mis en évidence une dissonance stratégique.

Les Américains voulaient une concentration des frappes de drones sur des cibles militaires stratégiquement importantes - le même type d'argument qu'ils avaient avancé, en vain, pour se concentrer sur Melitopol lors de la contre-offensive de 2023. Mais les Ukrainiens insistaient pour attaquer un plus grand nombre de cibles, y compris des installations pétrolières et gazières, ainsi que des sites politiquement sensibles à Moscou et dans ses environs (même si cela devait se faire sans l'aide de la CIA).

« L'opinion publique russe va se retourner contre Poutine », a déclaré Zelensky au secrétaire d'État américain, Antony Blinken, à Kiev en septembre. « Vous vous trompez. Nous connaissons les Russes. »

Austin et le général Cavoli se sont rendus à Kiev en octobre. Année après année, l'administration Biden a fourni aux Ukrainiens un arsenal de plus en plus sophistiqué et a franchi un grand nombre de ses lignes rouges. Pourtant, le secrétaire à la Défense et le général s'inquiètaient du message envoyé par la situation dégradée sur le terrain.

Les Russes progressaient lentement mais sûrement face à des forces ukrainiennes épuisées à l'est, vers la ville de Pokrovsk - leur « grande cible », comme l'a qualifiée un responsable américain. Ils regagnaient également du terrain à Koursk. Certes, les pertes russes étaient montées en flèche, atteignant entre 1 000 et 1 500 hommes par jour. Mais ils continuaient quand même d'avancer.

Austin racontera plus tard comment il a envisagé cette inadéquation des effectifs en regardant par la fenêtre de son SUV blindé qui serpentait dans les rues de Kiev. Il a été frappé, a-t-il dit à ses assistants, de voir tant d'hommes d'une vingtaine d'années, dont presque aucun ne portait l'uniforme. Dans une nation en guerre, a-t-il expliqué, les hommes de cet âge sont généralement au combat.

C'est l'un des messages compliqués que les Américains étaient venus délivrer à Kiev, alors qu'ils exposaient ce qu'ils pouvaient et ne pouvaient pas faire pour l'Ukraine en 2025.

Zelensky avait déjà fait un petit pas en avant, en abaissant l'âge de la conscription à 25 ans. Pourtant, les Ukrainiens n'avaient pas été en mesure de fournir assez de troupes pour les brigades existantes, et encore moins pour en constituer de nouvelles.

Austin a insisté auprès de Zelensky pour qu'il prenne une mesure plus ambitieuse et plus courageuse et qu'il commence à enrôler des jeunes de 18 ans. Ce à quoi Zelensky a répondu, selon un fonctionnaire présent : « Pourquoi enrôlerais-je plus de monde ? Nous n'avons pas d'équipement à leur donner. »

« Vos généraux signalent que vos unités manquent d'effectifs » a répondu Austin, selon le fonctionnaire. « Ils n'ont n'ont pas assez de soldats pour l'équipement dont ils disposent. »

C'était l'éternelle impasse :

Pour les Ukrainiens, les Américains n'étaient pas prêts à faire ce qu'il fallait pour les aider à s'imposer.

Pour les Américains, les Ukrainiens n'étaient pas prêts à faire le nécessaire pour pouvoir s'imposer.

Zelensky a souvent dit, en réponse, que son pays se battait pour son avenir et que les jeunes de 18 à 25 ans étaient les pères de cet avenir.

Pour un fonctionnaire américain, cependant : « Ce n'est pas une guerre existentielle s'ils n'envoient pas leur population au combat. »

Le général Baldwin, qui avait très tôt contribué de manière décisive à rapprocher les commandants appartenant aux différents membres du partenariat, s'était rendu à Kiev en septembre 2023. La contre-offensive piétinait, les élections américaines se profilaient à l'horizon et les Ukrainiens ne cessaient de poser des questions sur l'Afghanistan.

Les Ukrainiens, se souvient-il, étaient terrifiés à l'idée d'être eux aussi abandonnés. Ils n'arrêtaient pas d'appeler, voulant savoir si l'Amérique allait maintenir le cap, demandant : « Que se passera-t-il si les Républicains remportent le Congrès ? Que se passera-t-il si le président Trump gagne ? »

Il ne cessait de leur dire de ne pas se décourager. Pourtant, a-t-il ajouté, « Je croisais les doigts croisés dans le dos, parce que je ne savais vraiment plus rien. »

Trump l'a emporté, et la peur s'est répandue.

Au cours des dernières semaines quelque peu boiteuses de son mandat, Biden a pris une série de mesures pour maintenir le cap, du moins de façon temporaire, et renforcer son projet pour l'Ukraine.

Il a franchi sa dernière ligne rouge - élargir la boîte d'opérations pour permettre des frappes ATACMS et Storm Shadow britanniques en territoire russe - après que la Corée du Nord a envoyé des milliers de soldats pour aider les Russes à déloger les Ukrainiens de Koursk. L'une des premières frappes soutenues par les États-Unis a visé et blessé le commandant nord-coréen, le général Kim Yong Bok, alors qu'il rencontrait ses homologues russes dans un bunker de commandement.

L'administration a également autorisé Wiesbaden et la CIA à soutenir des frappes de missiles à longue portée et de drones dans une région du sud de la Russie utilisée comme zone de préparation pour l'assaut sur Pokrovsk, et a autorisé les conseillers militaires à quitter Kiev pour se rendre dans des postes de commandement plus proches des combats.

En décembre, le général Donahue a reçu sa quatrième étoile et est retourné à Wiesbaden en tant que commandant de l'armée américaine pour l'Europe et l' Afrique. Il avait été le dernier soldat américain à partir lors de la chute chaotique de Kaboul. Aujourd'hui, il devait faire face à l'avenir incertain de l'Ukraine.

Tant de choses avaient changé depuis son départ, deux ans auparavant. Mais pour ce qui est de la question fondamentale du territoire, il n'y avait pas grand-chose de changé. Au cours de la première année de la guerre, avec l'aide de Wiesbaden, les Ukrainiens avaient pris le dessus, récupérant plus de la moitié des terres perdues après l'invasion de 2022. Désormais, ils se battaient pour de minuscules parcelles de terrain à l'est (et à Koursk).

Selon un responsable du Pentagone, l'un des principaux objectifs du général Donahue à Wiesbaden serait de renforcer la fraternité et d'insuffler une nouvelle vie à la machine, afin d'endiguer, voire de repousser, l'avancée russe. (Dans les semaines qui ont suivi, Wiesbaden fournissant des points d'intérêt et des coordonnées, la marche des Russes vers Pokrovsk a ralenti et, dans certaines régions de l'est, les Ukrainiens ont fait des progrès. Mais dans le sud-ouest de la Russie, l'administration Trump ayant réduit son soutien, les Ukrainiens allaient perdre le plus gros de leur monnaie d'échange, Koursk).

Début janvier, les généraux Donahue et Cavoli se sont rendus à Kiev pour rencontrer le général Syrsky et s'assurer qu'il était d'accord avec les plans visant à reconstituer les brigades ukrainiennes et à renforcer leurs lignes, a indiqué le responsable du Pentagone. De là, ils se sont rendus sur la base aérienne de Ramstein, où ils ont rencontré Austin pour ce qui devait être la dernière réunion des chefs de défense de la coalition avant que tout ne change.

Une fois les portes fermées à la presse et au public, les homologues d'Austin l'ont salué comme le « parrain » et « l'architecte » du partenariat qui, en dépit de toutes les ruptures de confiance et les trahisons, avait soutenu les Ukrainiens tant dans leurs espoirs que dans leurs actes de défi, partenariat démarré dans la sincérité ce jour de printemps 2022 où les généraux Donahue et Zabrodskyi s'étaient rencontrés pour la première fois à Wiesbaden.

Austin est un homme solide et stoïque, mais lorsqu'il a répondu aux compliments, sa voix s'est enrouée.

« Au lieu de dire adieu, permettez-moi de dire merci », a-t-il déclaré, en retenant ses larmes. Et d'ajouter : « Je vous souhaite à tous succès, courage et détermination. Mesdames et Messieurs, continuez.

Oleksandr Chubko et Julie Tate ont contribué aux recherches. Produit par Gray Beltran, Kenan Davis et Rumsey Taylor. Cartes par Leanne Abraham. Production additionnelle par William B. Davis. Production audio par Adrienne Hurst.

Sources et méthodologie

Pour chaque carte de guerre, nous avons utilisé les données de l'Institute for the Study of War et du Critical Threats Project de l'American Enterprise Institute afin de mettre à jour les changements de contrôle territorial. Au sein des forces russes dans l'est de l'Ukraine on compte les séparatistes qui les soutiennent. L'image composite présentée dans l'introduction s'appuie sur des données du spectroradiomètre imageur à résolution modérée (MODIS) de la NASA et a été compilée à l'aide de Google Earth Engine. Nous avons combiné des images de janvier et février de chaque année depuis 2020 pour générer une image satellite sans nuages.

Voir plus sur : Guerre Russie-Ukraine, Politique américaine, National Intelligence Estimates, Département de la défense des États-Unis, Defense Intelligence Agency, Joint Chiefs of Staff

Source :  The New York Times, Adam Entous, 29-03-2025

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

 les-crises.fr